Ca n'arrive pas qu'aux autres

 

Venir frapper à une porte à minuit passé signifie souvent de mauvaises nouvelles.

 

Pourtant Régine se précipite hors du lit. Elle n’est pas vraiment endormie. Trop inquiète. Alexandre lui a dit qu’il ne rentrerait pas ce soir: l’affaire est sérieuse.

Il a reçu un coup de téléphone dans l’après-midi. De sa belle-mère. Elle lui demandait de la rejoindre rapidement auprès de son mari.

Alexandre n’a pas revu son père depuis trente ans.

Son père. Il a choisi de vivre avec une femme très jeune. A fait le vide autour de lui. Refusant les quelques tentatives de rapprochement de ses enfants. Alexandre en a d’abord souffert. Puis, la vie. Série de béquilles et de pansements. L’impression que la mort symbolique du père a été naturelle. Qu’il s’en est sorti. Plutôt pas trop mal. Jusqu’à ce coup de téléphone.

Régine a été surprise par la violence de sa réaction. Il a juste pris le temps de déléguer les urgences à ses collaborateurs. A imprimé un billet d’avion. A entassé quelques affaires dans une valise. Lui a lâché :

- C’est mon père ! Je t’appelle dès que je sais ce qui se passe.

A disparu.

Depuis aucune nouvelle.

Elle se précipite hors du lit. Persuadée d’aller ouvrir la porte à Alexandre. Personne. Après minuit les lampadaires sont éteints. La nuit d’encre. Le silence envahissant. Régine s’avance pour activer la cellule de détection. La lumière se jette sur un corps étendu devant l’entrée. Elle recule. Horrifiée. Son cœur, son corps, son cerveau, figés. Ecran en veille. Dehors la lumière s’éteint. Elle est à nouveau plongée dans le noir. Un craquement remet ses sens aux aguets. Elle rentre précipitamment. Verrouille la porte. Appelle  le 17. Ils seront là d’ici dix minutes. Consignes : n’ouvrir à personne, garder le contact avec la standardiste jusqu’à leur arrivée.

Son corps dégouline. Elle a froid. Tentée de raccrocher pour retourner vers ce cadavre. Une question se faufile dans son esprit embué par l’angoisse : « est-ce que je le connais ? » La peur l’a, un temps, rendue obéissante. Elle répond encore à une question. Se rebelle. Raccroche. Ouvre la porte. Peut-être a-t-il disparu. Peut-être était-ce une hallucination. Toujours ce noir gluant des nuits sans lune. Elle avance. La lumière. Le corps allongé. La face tournée vers le sol.

Le téléphone sonne. Régine retourne lentement dans la maison. Cette chevelure. Elle connaît cette épaisse chevelure noire et bouclée. Et ces mains aux doigts sans fin. Elle répond. La standardiste est furieuse qu’elle ait raccroché. Régine tente de se justifier. Maladroite et fatiguée. Elle se laisse tomber dans le canapé :

-   Sudesh ! C’est Sudesh !

Elle n’a pas vu Sudesh depuis plusieurs mois. Il n’avait donné aucune nouvelles.  Mais leur histoire était faite de ces absences. Une relation en pointillés. Qui lui avait fait du bien.

 

Elle connaissait Sudesh depuis une dizaine d’années. Rencontre à la gare St Lazare. Il l’avait abordée alors qu’elle lisait un Dos Santos devant un café brûlant. Immédiatement il l’avait envahie. Il avait parlé. Parlé  littérature. Elle l’avait d’abord entendu. Une voix grave qui montait du ventre. Du bas-ventre aurait-elle ajouté. Séduite. Elle avait regardé la mobilité de ses lèvres charnues. Fascinée pendant deux  heures.

Son amphigouri suivait les méandres d’une musique cinghalaise. Son sourire comme excuse.

Elle avait raté son train.  Il connaissait bien Le Maharaja. Restaurant où il pouvait retrouver les senteurs de son pays.

Il faisait froid. Froid et sec. Idéal pour marcher. Se réveiller. S’étonner de la facilité avec laquelle elle le suivait.  Rue de Rome. Rue des Dames parce que le nom lui plaisait. Plutôt  déserte, si tant est qu’une rue puisse être déserte dans Paris. Rue de La Condamine. Il lui avait pris la main. Il marchait vite.

Ils étaient allés manger. Dans un monologue sans fin, il avait disserté sur la cuisine du Sri Lanka

'Au Sri Lanka, la plupart des plats se composent de riz et de curry; on les mange toujours à midi, souvent le soir et, dans certaines régions du pays, ils sont même préparés pour le petit déjeuner. Ce sont des repas à base de riz et de divers mets au curry, dont on compte de nombreuses sortes; ils sont à base de légumes, de poisson ou de volaille. Ces plats ne sont pas classés d’après la façon de les apprêter mais d’après leur goût et leur consistance. On trouve ainsi le curry rouge, dont l’ingrédient principal est le piment en poudre accompagné d’une quantité limitée d’autres épices. Et naturellement aussi le curry noir, typiquement cinghalais, auquel les épices moulues et grillées donnent une note incomparable.

Les currys bruns sont à base d’épices non grillées alors que les currys blancs contiennent du lait de coco, du curcuma et une touche de moutarde qui leur confèrent un goût presque doux. Une autre particularité des currys sri lankais est leurs différentes consistances: hodi (léger et épais); hindala (avec une sauce épaisse); viyali (réduit); mallung (un plat léger à base de feuilles de légumes verts); et enfin un sambol vraiment fort, un accompagnement servi pour mettre en appétit.'

 

Elle aimait entendre tous ces noms exotiques.

 

'Les différents plats de curry reflètent la richesse des cultures du Sri Lanka. Dans les montagnes du centre de l’île, où des Tamouls d’origine indienne travaillent dans des plantations de thé principalement, les currys sont la plupart du temps cuisinés avec peu

de lait de coco. Ce n’est pas seulement parce que les cocotiers ne poussent pas dans cette

région et que cette denrée est donc assez chère; c’est aussi parce que préparer des currys dans du lait de coco n’est pas la tradition dans cette partie du sud de l’Inde dont  sont originaires ces Tamouls; là-bas, les currys sont préparés avec du ghee (beurre fondu) ou dans du lait.

Contrairement aux Cinghalais, qui préfèrent cuisiner chaque plat de légumes et de viande séparément, les Tamouls vivant dans la région montagneuse centrale mettent plusieurs sortes de légumes dans un seul curry. Mais les nombreux Tamouls dans le nord et l’est, arrivés depuis fort longtemps au Sri Lanka, confectionnent beaucoup de leurs plats dans du lait de coco, à la manière cinghalaise. Il existe d’autre recettes tamoules typiques préparées avec du ghee.

La population musulmane, disséminée dans tout le pays, tire ses origines du monde arabe; elle a sa propre spécialité, appelée biriyani, un plat de riz et de viande, cuits.'


Sudesh était intarissable sur le sujet.

Une relation qui ne passait que par ses mots à lui. Il se racontait par bribes. Ne lui demandait jamais rien de personnel. Les seules questions qu’il lui adressait étaient liées à la littérature.

Quand il lui faisait signe, il venait avec une orchidée, des épices et des huiles de massage. Il faisait la cuisine. L’amour. Jouait avec les senteurs. Les couleurs. Les étoffes. Les musiques. Il lui parlait comme il la touchait. Une véritable logorrhée. La regardait comme il la humait.

Insatiable. Ça aurait pu être insupportable. Ça ne l’était pas. Il restait deux jours. Ne la pénétrait que comme signe de son départ imminent. Repartait. Pendant plusieurs mois.

Ce qu’elle avait appris ? Qu’il était né à Nuwara-Eliya, dans les montagnes du Sri Lanka. Qu’il avait une sœur restée au pays qu’il appelait tous les soirs. Que ses parents étaient de petits producteurs de thé. Trop fatigués ils avaient donné à Sudesh pleins pouvoirs pour maintenir et développer leur activité. Il parlait souvent du thé. De la diversification des cultures. Avait implanté des petits magasins de luxe dans toutes les capitales d’Europe où il vendait du thé bio, des épices de qualité  et des produits de massage à base de plantes.  

 

Régine s’est installée avec Alexandre assez rapidement après leur rencontre. Une évidence. Elle décida de ne pas lui parler de Sudesh. Le jardin secret gage de sa liberté. Elle ne parla pas non plus d’Alexandre à Sudesh. Les quelques fois où elle s’absenta pour rejoindre Sudesh elle le fit sans difficultés. Ni culpabilité. Elle pensait n’enlever rien à personne. L’innocence de la mauvaise fois.
Ce soir, elle a peur. Posée sur le rebord du parterre de fleurs. Secouée par des tremblements incontrôlables. Elle voit tous ces gens qui s’agitent autour du corps. Chorégraphie bien ordonnée des « experts » de la police criminelle. Elle n’entend pas. Sa tête est remplie de cris.

Embrouillamini de questions/réponses, pleurs, blasphèmes rageurs.

 

Un homme se tient à ses côtés. Il lui demande. Elle comprend qu’il a besoin de réponses.

Elle n’a pas de réponses. Oui, elle connait la victime. Elle vomit.

 


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