Un carnet rouge

 

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Dans le tortillard qui conduit de Calvi à Corte une vieille femme dort. Rassurée par la lenteur de la machine. Elle est sourde au vacarme du diesel essoufflé. Elle tient dans sa main gauche déformée par l’arthrose un épais carnet rouge. Depuis quelques minutes déjà François a le regard posé sur l’objet. Il tente de le dérober avec d’infinies précautions. La vieille femme se réveille et lui sourit :

«  Ne soit pas impatient François ! Tu vas pouvoir le feuilleter plus tôt que je ne le voudrais ! » Elle sourit et se rendort.

 

Quand François a  débarqué dans la gare de Béziers il savait qu’il n’avait guère de chemin à faire avant de se retrouver devant la grille du Plateau des Poètes. Il avait lu et relu le plan collé page 5  du carnet rouge. Sa grand-mère l’avait dessiné au crayon et annoté à la plume. Encre violette. Des nombres renvoyaient à de courts textes. Anecdotes de la vie d’un enfant qu’elle nommait Claude parce que, c’était écrit sur le bord d’une page, « Claude c’est le claudiquant ».

François avait hérité du carnet rouge. Il avait été très affecté par la mort  de sa grand-mère et lors de la réunion de famille qui avait suivi l’enterrement il avait compris. Personne ne la connaissait. Elle faisait l’unanimité autour d’un mot : « gentille ». Un point c’est tout. Une gentille venait de mourir.

Il avait  récupéré le carnet. Sur la première page, un titre :

      "Mes Pistes et Venelles"

encadré le long de la lisière de la page  d’une proposition écrite en majuscules-script :

CE QUI FAIT / LA SINGULARITE D’UN ETRE/ CE SONT/ SES DEPLACEMENTS

 

Plusieurs fois il avait fait défiler rapidement les pages entre ses doigts sans jamais s’arrêter à l’une d’entre elles. Des lieux  avaient surgi. Roscoff,  Barcelone, Trans, le Guggenheim de NYC, Blainville Crevon,  et d’autres. Il n’en connaissait aucun. Il aimait à recommencer ce même geste. Saisir les mots qui se détachaient pour lui. Pour le surprendre. Il entendait le rire discret de sa grand –mère à chaque découverte.

Le carnet avait une odeur de figuier. Quelques feuilles séchées étaient retenues entre deux lambeaux d’une gaze jaunie par le temps et scotchées au dessus d’une photo. Celle d’un immeuble cossu aux

balcons en fer forgé : 42 rue de la rotonde Béziers. La rue longeait le Plateau des Poètes. 

François s’assit sur le muret qui bordait le jardin.

 

 

Page 6 : Claude regardait la vie en kaléidoscope  à travers la boule en cristal de l’escalier

Oui, il est le rêveur ; il est le camarade
Des petites fleurs d'or du mur qui se dégrade,
Et l'interlocuteur des arbres et du vent…  (d’après V.Hugo)

Le Plateau des Poètes était son aire de jeu. Le Plateau des poètes est ma boite à sons, véritables madeleines de Proust, où se mèlent  l’appel du paon, celui des mères à leurs enfants, les rires de Claude, le chant des colombes, le vent dans les acacias

 François lisait. François entendait. Une main, un bras, deux bras ouvraient des volets au  rez-de-chaussée. Une voiture descendait lentement vers la gare

Ouvrir le carnet. Pages désignées par la physique des tensions exercées sur le papier : 35-36

 

Page 35 :

Photo sous-titrée « Eglise Notre Dame de Croas-Batz »

Page 36 :

un poème de Tristan Corbière "Au vieux Roscoff" sous-titré "Poème en nord-ouest mineur"

Page 37

Dessin au crayon. Du noir et blanc pour le gris épais du granit des constructions.

Retraite loin de la chaleur étouffante de mon quotidien. Face à la mer qui n’est pas la mer. J’apprends l’océan.

 

Page 38

Silence qui frissonne

Sous le chant ivre du vent

Les rochers affleurent

Témoins  des jeux de lumières

 

Se préparer

Tomber ou fondre

Ne pas comprendre

 

Du berceau marin

Une voix de rogomme

Geint – Misérables secrets

Perdus sous les flots cléments

 

Changer

Risquer ou témoigner

C’est un temps à rien

 

François était allé s’asseoir sur un banc métallique vert anglais dont les trous bien alignés avaient la taille d’une pièce de 1 centime. Il goûtait le plaisir d’être assis tranquillement là, glissant alternativement chacun de ses doigts dans les trous à portée de sa main. Il entendait les colombes. Il était dans le « coin des amoureux » du plateau des poètes. Là où Claude, caché par les buissons, taquinait les couples enlacés avec une badine de troène. C’était le long d’un chemin tortueux où le passant ressemblait au pèlerin nostalgique.

François ouvrit une nouvelle fois le carnet. L’intérieur de la couverture était tapissé par un collage qu’il prit le temps de décortiquer.  Manifeste d’une époque où la révolte sentait bon

 

 Page 51

 

Terrasse d’un café à proximité de la Sagrada Familie

Trottoirs tout frais douchés

Agitation de la journée qui s’ouvre

Un délicieux chocolat chaud « espeso » comme petit déj.

Je me demande… comment peut-on  habiter près d’un « Temple Expiatoire de la Famille » sans dommages collatéraux ?

Je crois que je vais rester plus longtemps que prévu ici

 

Page 53

Une coupure de journal représentant la Façade de la Nativité de la Sagrada Familia

Ecrit à l’encre violette :

Sexe originel, végétal  pétrifié à l’assaut de symboles hautement phalliques

 

François referma le carnet. Le geste attentionné. Il en lissa le cuir rouge de la paume de la main. Le paon lançait son appel dans les vides d’une chaleur parfumée. Dans le lointain la rumeur de la ville.

Et sa grand-mère.

Il ouvrit de nouveau le carnet

 

Page 60

Une coupure de journal avec un article tronqué

Hauteur 320 mètres. A sa construction en 1930, il était alors le gratte-ciel le plus haut du monde, mais son règne fut bien éphémère puisqu'en 1931 il fut détrôné par l'Empire State Building.
Créé par l'architecte William Van Allen dans un magnifique style Art déco, il fut commandé par la célèbre entreprise américaine d'automobiles Chrysler.
Il est situé en face de Grand Central Station, à l'angle de Lexington Avenue et de...

 

Page 61

Dessin griffonné et sous-titré

NYC ma banlieue préférée

 

Page 62

Je me souviens avoir lu sous la plume de Simone de Beauvoir qu’une des premières choses qui l’avait étonnée à New York c’étaient les écureuils. Ecureuils gris qui vivent au sein du trafic dense de la mégapole. Moi ce qui m’a étonnée c’est ce sentiment immédiat, instantané, d’être chez moi dans les rues de  Manhattan, d’être chez moi à Central Park, d’être chez moi. Ce rêve, visiter New York, était trop ancien pour qu’il en fût autrement.

 

Pages 144-145

Dessin collé sous-titré

"Le plus grand plaisir qu'il soit après l'amour, c'est d'en parler". Louise Labbé 

 

Je vais repartir. Jean-Paul dit qu’il a besoin de faire le point. Son boulot le bouffe. NOUS bouffe.

Je me réduits à ce corps qui désire. En manque. Ce n’est pas un hasard si j’ai relu Louise Labbé.

« Ô longs désirs, ô espérances vaines,

Tristes soupirs et larmes coutumières

À engendrer de moi maintes rivières,

Dont mes deux yeux sont sources et fontaines ! »

 

François arrêta là sa lecture. Sa grand-mère prenait des allures de femme.

 

Il lui était plus facile de lire les pages style  « journal de bord ». Les déplacements y étaient géographiques. Only.

 

François se leva. Ce qu’il avait cru être une compilation de souvenirs autour de l’enfant en la personne de Claude, s’avérait être le puzzle d’une tranche de la vie d’une femme, sa grand-mère. La lecture en était modifiée. En continuant il acceptait toutes les remises en questions qui ne manqueraient pas de se produire. Le chemin grimpait. A sa sortie une cage. Immense cloche en fer forgé qui abrite le sommeil des paons.

 

Page 77

Aux alentours de midi je me suis allongée sur la roche anthracite  couverte de lichen. Le ciel était limpide, l’air muet, la chaleur immobile. J’appartenais à ce monde minimaliste. Je m’y fondais si aisément sans surprise aucune. Je suis venue en Islande chercher je ne sais quoi. J’y ai trouvé une pharmacie. Une nature pharmacie. Ici, tout m’apaise.  Les maux disparaissent. L’espace domine. C’est le temps de la terre.

J’aurais aimé que Jean Paul soit avec moi

François n’avait pas de grands souvenirs du compagnon de sa grand-mère. La dernière image qu’il avait de lui était une photo en noir et blanc parue dans le journal local. Sa grand-mère l’avait affichée au dessus de son bureau parmi une vingtaine de photos. Il l’avait souvent vu caresser en souriant l’une ou l’autre de ces photos. Tous les membres de la famille étaient là.

François s’avança discrètement vers la cage où se refugiait une femelle paon. Le mâle, à l’extérieur commençait une parade amoureuse.

Quelle amoureuse avait été sa grand-mère ?

Il rechercha dans le carnet une page qui l’avait intrigué.

 

Pages 120-121

Sur une feuille de papier de riz pliée en deux dans le sens de la largeur trois photos collées : deux sculptures de Louise Bourgeois et celle d’Artémis du temple d’Ephèse. Inscrit : expo Louise Bourgeois au Guggenheim

Sous cette feuille agrafée au carnet des mots écrits aux crayons de couleurs en lettres majuscules

CUMUL I   CUMULUS    NUAGES    MOUTONS   PHALLUS  MARBRE  DOUCEUR FROIDE IMMACULE  SEINS   MERE   FEMME   ARTEMIS

JOUISSANCE   DISTANCE    VOILES   AVEUGLEMENT

SEXE  TOUCHER

 

Et un texte griffonné

Obsession

Blanches rondeurs, vous liez mon aveuglement

Et  glissez sous le voile éthéré d’Artémis

La jouissance.

En mon sein blême ouvert, purificatrice

La douceur du piment

Que les sexes de marbre soufré dispensent !

 

François se dit qu’il n’avait pas choisi la meilleure méthode de lecture. Laisser le hasard décider de l’ordre chronologique de ses découvertes l’amenait à construire une image morcelée de sa grand-mère, une image tellement loin de ses souvenirs. Il se demanda aussi s’il avait envie de continuer cette lecture. Il hésitait à ouvrir une nouvelle page. Il croisa une vieille femme qui parlait toute seule. De jeunes enfants couraient au devant de leurs parents en faisant semblant de les perdre. Il reprit une marche lente tandis qu’une image prenait forme dans le flot de ses impressions. Elle se dessinait comme un fil, un fil de soie rouge. Il sourit. Il revoyait sa grand-mère dans le tortillard qui les menait à Calvi et un mot : voyage.

 

Il allait faire ce voyage. Le carnet rouge serait son fil d’Ariane

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